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J’ai regardé la scène BDSM de « The Boys » avec une dominatrice

La controverse, ça sert aussi à apprendre des choses.

Par
Benoît Lelièvre
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La définition de ce qui est « présentable à la télé » change avec les époques, mais elle dérive toujours marginalement vers l’extrême.

On est moins coincés que la génération de nos parents et la génération suivante risque fort de l’être encore moins. Les tabous s’évaporent et on explore ensemble les affaires qu’on gardait autrefois pour nous-mêmes, dans notre jardin secret ou dans notre inconscient. Ça arrive quand même, de temps à autre, que la télévision choque. Oui, même en 2024.

Ça s’est passé il y a deux semaines lors de la diffusion de Dirty Business, le sixième épisode de la nouvelle saison de la série The Boys. Pour ceux et celles qui ne suivent pas : The Boys est l’histoire de Hughie Campbell, un jeune homme tout à fait ordinaire dont la blonde a été tuée accidentellement par un super-héros ayant le pouvoir de se déplacer à la vitesse de la lumière. L’accident le fait alors basculer de l’autre côté du miroir, et il se joint à une cabale interlope qui souhaite démasquer les super-héros en tant que création corporative et trouver un moyen de leur enlever leurs pouvoirs.

Colportrice d’humour louche depuis les premiers instants, The Boys n’est pas étrangère à la controverse.

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On se rappelle tous de la demande de fellation de The Deep à Starlight alors que cette dernière en était à sa première journée de travail avec la corporation Vought.

Sauf que la critique de Dirty Business est venue d’une source à laquelle on ne prête pas assez attention, soit la communauté BDSM. On y a déploré les blagues de consentement, le portrait négatif des pratiques BDSM et ce qu’on qualifie même de « viol contextuel ». Pour en avoir le cœur net, j’ai demandé à la dominatrice montréalaise Goddess Ges de visionner la scène avec moi et de me dire ce qu’elle pense de la représentation extensive de son milieu dans la culture populaire.

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Acte 1 : Bienvenue dans le donjon

« Les néophytes ne comprennent pas qu’il y a beaucoup de care dans ce qu’on fait », m’explique Ges en s’allumant une clope. La cigarette est, en quelque sorte, sa marque de commerce. « Il y a une grande considération pour le soumis, même s’il se place lui-même au bas d’une hiérarchie. »

Ges est dominatrice professionnelle depuis maintenant cinq ans. Autrefois coiffeuse, elle gagne aujourd’hui sa vie avec ceux qu’elle appelle « ses soumis ». Elle vit dans un petit appartement inondé de soleil, où la déco éclectique et les jouets sexuels s’enchevêtrent dans un joyeux bordel où son chat se promène discrètement. Certains de ses clients ont le droit de s’y rendre, mais pas tous et ce n’est pas tout le monde qui a le droit de visiter toutes les pièces. Moi-même en suis resté au salon.

« La plupart des gens pensent que c’est de la torture médiévale, ce qu’on fait, et qu’on est tous des fuckés. Ils voient juste les masques de cuir et les tapes sur les fesses, mais ça va plus loin que ça. C’est une relation qu’on bâtit ensemble. Ma job, c’est d’honorer la confiance que mes soumis ont envers moi », continue-t-elle.

Sur ces sages paroles, j’ouvre mon portable et j’explique à Ges la scène qu’elle s’apprête à voir. Elle prend une longue bouffée de cigarette et on plonge.

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Alerte aux divulgâcheurs pour ceux et celles qui planifient regarder The Boys ou qui ne sont pas à jour!

Dans la scène qu’elle doit analyser, le personnage principal de The Boys, Hughie (joué par Jack Quaid) infiltre un party ultra-exclusif sous l’identité de Webweaver, la version maison de Spider-Man dans la série, que Hughie et ses camarades ont préalablement neutralisé. Invité à un événement par le vilain Tek Knight (pensez à Elon Musk qui rencontre Batman pour saisir le portrait), il ignore qu’il s’agit en fait d’un party BDSM avec des règles préétablies. Les participants, incluant Tek, ignorent aussi qu’il ne s’agit pas de Webweaver. Un bon vieux quiproquo à la Benny Hill.

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La scène en question commence à environ 17 minutes lorsque Knight et Hughie entrent dans le donjon.

J’appuie sur Pause pour donner le temps à Ges de faire l’inventaire de ce qu’on peut y observer.

« OK, y a une croix de Saint-André, du matériel de fétiche médical. C’est le fun qu’on voie quelqu’un qui lave l’équipement. La propreté, c’est super important dans le milieu. »

Ges lève son premier drapeau rouge à l’apparition d’une personne habillée en latex, enchaînée et bâillonnée dans un coin et qui semble en détresse.

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« Ah, tu vois, ici, c’est pas normal. Une personne restreinte n’agit pas comme ça, d’habitude. Si j’étais témoin d’une scène comme ça dans une soirée, je chercherais son maître pour lui demander si ça fait partie de leur entente. Cette personne n’a clairement pas l’air bien ou heureuse d’être là », affirme Ges.

Acte 2 : « Chocolat allemand » et impact non-consensuel

Ça, ce n’était que le début.

Le regard acéré de Ges a déjà mis en lumière des détails de la scène dont personne n’a fait mention sur Internet, mais il ne s’agit que d’une mise en bouche pour ce que je qualifierais du « nœud de l’action ». Je saute quelques entre-scènes pas pertinentes à l’objet de notre rencontre et on replonge dans le donjon qui, aux côtés de mon intervenante, me paraît de moins en moins farfelu à chaque instant qui passe.

Dans le deuxième volet de la scène BDSM de Dirty Business, Hughie (toujours costumé) se fait ordonner par Tek Knight d’enlever son pantalon et de s’asseoir dans un « gâteau au chocolat allemand » pendant que ce dernier se triture le paquet par-dessus le pantalon en se pendant avec un étrangleur à chiens. Oui, c’est très intense comme scène.

« Gâteau de marde », remarque immédiatement Ges.

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Je n’avais pas du tout compris l’euphémisme, mais ça me saute aux yeux, maintenant qu’elle le dit.

– Voyons, ça se peut ça? que je lui demande.
– C’est pas des pratiques que tu vois ici, mais à des places comme en Allemagne c’est une autre game. Rien me surprend venant d’eux.
– Fuuuuck! Bon, mettons que tu te retrouves devant une personne qui pète dans un gâteau de marde devant quelqu’un qui fait de l’asphyxie érotique, serais-tu à l’aise?
– Relativement, mais je veux surtout savoir ce qui se passe avec le gars en rouge. Le fait qu’il n’y ait pas de surveillance me laisse croire qu’on est plus dans l’abus que dans le jeu. À date, c’est quand même drôle, mais je peux comprendre pourquoi ça a choqué.

Elle tient toutefois à me préciser qu’elle ne fait pas de scato. « Les filles qui en font par ici sont riches. C’est rare. »

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C’est à ce moment qu’Ashley (Colby Minifie) fait son entrée et que Tek Knight annonce à Hughie que le party ne fait que commencer. Si vous ne suivez pas la série, Ashley est en quelque sorte l’assistante corporative en chef. Un personnage de soutien avec une sexualité à laquelle on ne réfléchissait même pas… jusqu’ici. Les deux dominants attachent Hughie qui leur demande s’ils devraient retourner au party, ce à quoi Knight répond que « c’est ici que le party se passe ».

Ges appuie tout de suite sur Pause. « Ça, c’est non. T’attaches jamais une personne sans qu’elle soit en pleine connaissance de cause. Je comprends que la scène repose sur une blague d’erreur sur la personne, que Tek Knight et Ashley pensent que c’est quelqu’un d’autre sous le masque, mais si quelqu’un est aussi à côté de la track à propos de ce qui s’apprête à se passer, tout le monde doit sortir de son personnage. »

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L’expression sur le visage de Ges change cependant lorsque Ashley se met à chatouiller les pieds de Hughie et à le fouetter. Lorsqu’il lui demande d’arrêter sans utiliser son safeword (le mot que les soumis utilisent en BDSM pour faire valoir leurs limites), elle appuie sur Pause une deuxième fois. « Encore là, on arrête la scène tout de suite si un soumis réagit comme ça. J’aime vraiment pas le fait qu’elle utilise la plume pour le chatouiller. Ça diminue le sérieux de ses “non”. Remarque que lui ne s’aide pas en prétendant être turned on après avoir reçu les coups. Si quelqu’un me dit de continuer pendant un scénario, je continue. »

Pour faire une histoire courte, si un quiproquo de la sorte arrivait dans une soirée BDSM, ça gâcherait le party. « Je vois tous mes soumis mettre leur masque. C’est pas quelque chose qui, je crois, pourrait m’arriver. Ça arrive que quelqu’un veuille “être le party” (ndlr : vouloir que tout le monde se serve de lui), dans une soirée, mais lorsque c’est le cas, tout le monde est au courant et consentant dès le départ. »

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Acte 3: La partie que je ne croyais plus être du BDSM (mais qui en était)

Je vous épargne les détails, mais Tek Knight s’aperçoit éventuellement de la supercherie et déménage Hughie sur une table d’opération où il le ligote et le bâillonne.

– Torture médicale. As-tu vu? Je l’avais spotté au début, me dit Ges en pointant l’écran comme le meme de Leonardo di Caprio.
– Attends un peu, il est encore dans le jeu, là?
– Oh que oui et ça, c’est vraiment pas cool.

Pour Ges, la partie la plus choquante de la scène que l’on visionne, c’est que Tek Knight se soit rendu compte de l’identité de Hughie et soit devenu encore plus excité. « Quand ce qui était entendu n’est pas ce qui se passe, on arrête tout. Que son excitation soit amplifiée parce que c’est quelqu’un de pas consentant, c’est extrêmement problématique », m’explique-t-elle.

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Que les deux protagonistes, bons ou méchants, soient excités par un soumis explicitement non consentant, ça ne passe pas auprès de la communauté BDSM. D’ailleurs, c’est pour cette raison que celle-ci a un vocabulaire très précis pour établir des balises claires. On parle de scènes, de jeux, de protocoles, etc.

« Tek Knight a clairement un fétiche de sadisme. Quand tu joues avec des affaires comme un scalpel, il faut que tu laisses la personne parler », continue Ges.

Sinon, Ges a trouvé la scène plus réaliste que farfelue. Les fétiches qui y sont présentés existent tous et elle m’affirme qu’il existe dans le monde des endroits encore mieux équipés que le donjon de Tek Knight.

« Les trois mots d’ordre, c’est “safe, sane and consensual“. Sécuritaire, sain et consensuel. On est pas mal sortis de ce cadre-là, ici. Je comprends très bien pourquoi il y a eu une aussi forte réaction », conclut Ges.

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On a fait beaucoup de progrès par rapport à la représentation des communautés marginalisées dans la culture populaire depuis quelques années, mais ma rencontre avec Ges m’indique qu’on a encore du chemin à faire. The Boys est, à la base, comme tous les films et séries de super héros, un conte moral avec des bons et des méchants. Sauf que les pratiques BDSM, elles, sont extrêmement nuancées à ce niveau.

Avec le regard de Ges, j’ai pu mieux comprendre que cette relation de pouvoir mise en scène est d’abord et avant tout une relation de confiance. Ça me ferait probablement chier, aussi, de voir des écrivains hollywoodiens juste refuser de comprendre ça.